Il l'a sorti de son portefeuille. Il l'a posé sur la table. Il a décorné l'angle gauche, il l'a lissé, du revers de la main. Il l'a placé bien droit, perpendiculaire au bord de la table.
Puis il l'a remis dans son portefeuille, bien rangé, soigneusement.
Son dernier billet de 50 euros.
Et puis il a pris la voiture, où le témoin de réserve de la jauge à essence clignotait. Il a mis le cap sur la grande surface.
Il a décroché un caddy, il a traversé le parking, il est entré.
Il a fait tous les rayons, surtout ceux où il ne pouvait rien acheter.
Il a pris de la farine, pour faire le pain ; du beurre, pour faire les tartines ; du lait pour tremper les tartines ; du sucre et de la Ricoré, il lui en restait assez pour finir le lait.
Il a pris du fromage râpé, quelques yaourts ; des œufs ; un talon de jambon, c'est moins cher... Une demi-tranche de pâté, un peu de Roquefort...
Il a entassé quelques paquets de pâtes, mais des bonnes, des vraies, de Cecco ; puis, quand même, une plaque de chocolat, parce que, hein...
Il est passé à la caisse, et des pièces ont encombré sa poche en échange du billet.
Il est rentré chez lui... Enfin, chez lui... Dans le petit appartement sans âme au second étage d'un immeuble sans charme, où il berçait sa solitude.
Il y avait encore, dans le congélateur, une andouillette oubliée, un peu de saumon... Dans le frigo du vin blanc, dans l'armoire quelques conserves...
Il a fait du pain ; il a coupé de larges tartines ; il a pris dans l'armoire une boîte de cèpes déshydratés, il les a mis dans l'eau tiède. Il a battu les œufs avec un peu de lait. Il a fait sauter les champignons ; il a versé dessus les œufs battus, avec un peu de persil ; il a fait cuire l'omelette, baveuse.
Il a fait glisser l'omelette dans l'assiette, et a versé dessus un filet de vinaigre, de son vinaigre, fait "maison".
Il s'est assis devant la petite table, il a mangé l'omelette avec les tartines, et bu un peu de Bordeaux, une demi-bouteille dénichée au fond de l'armoire.
Il a fini son repas avec une paire de yaourts ; à la fraise.
Le lendemain, il a mangé l'andouillette, avec un déglaçage au vin blanc, et une poignée de frites, parce qu'il restait des pommes de terre - un peu germées - dans l'armoire, et qu'il y avait de l'huile dans la friteuse. Puis banane (ah, oui, il avait aussi acheté trois bananes !).
Le jour d'après, il s'est fait le saumon, avec des tartines et le jus d'un vieux citron qui traînait là, dans la corbeille à fruits, un peu fripé... Quelques œufs durs, une mayonnaise...
Il a mangé du fromage blanc, avec du sucre, plein de sucre, il a pas le droit mais de toutes façons ça fait des semaines qu'il ne prend plus les médicaments pour son diabète, alors...
Un jour encore... Jambon/nouilles, avec plein de râpé comme quand il était petit. La dernière banane...
Plus un jour : pasta alio-olio, con formaggio grattugiato, il en restait dans le frigo. Il a entamé la plaquette de chocolat.
Un jour nouveau : pasta comme hier, il n'y a plus beaucoup de fromage. Dans l'armoire, une boîte de confit de canard, qu'il gardait comme ça, pour "avoir de quoi" en cas d'imprévu. Il y est en plein, dans le besoin, dans l'imprévu. Il garde la boîte pour le dernier jour.
Demain d'hier : la fin des pâtes. Il explore l'armoire : elle recèle des trésors. mais il sait qu'il en aura besoin. Pour après...
Le jour suivant : c'est le jour du confit ! Il le prépare soigneusement, bien dégraissé, doucement chauffé au four. Pommes cuites dans la graisse, beaucoup d'ail, du persil : un pur délice.
Il boit une bouteille de cidre, entière. Encore un trésor de l'armoire, un témoin de sa vie d'avant, qui s'en va...
Il finit le chocolat, et retrouve même une vieille pâte de fruit, coing.
L'antépénultième jour : il fait l'inventaire de l'armoire. Le frigo est vide. Il reste des trucs...
Il mangera d'abord le riz, avec une boîte de sauce tomate ; puis les quelques pâtes qui restent, avec de l'huile d'olive ; puis la boîte de petits pois... Tiens, il reste de quoi faire du pain. Mais pas de beurre. Mais de la confiture !
Il n'attaquera pas les fonds de bouteilles d'apéro avant... Disons deux jours ?
L'avant dernier jour : l'armoire est comme la bourse d'Isaac Laaquedem. Ses flancs cèdent encore des raisins secs, une soupe de poissons Liebig, des noix et des olives. Oh, une boîte de sardines !
Le dernier jour : pain. Confiture. Rien.
La fin du monde : son couteau, ses meilleures chaussures, un bon jean... Les doigts courent sur l'étagère, choisir un bon bouquin... Le Journal du vieux Jules, tiens...
Une besace, un peu de linge. La porte. Un dernier regard, déjà ailleurs...
Il referme la porte, à clef. Il descend l'escalier, lentement, lourdement. Arrivé sur le trottoir, il hésite, puis jette la clef.
Délibérément, il tourne le dos à la ville, et se met en marche, jusqu'au pont, puis jusqu'à la route, puis jusqu'aux champs...
Il reviendra, plus tard, quand il sera vraiment au bout, vers le confort des porches de la ville, vers les merveilles de ses poubelles, vers la fraternité du peuple de l'abîme...
Là, maintenant, il a juste envie de marcher vers rien.
Il est libre.
Il est seul.
Il est un acronyme : SDF.
Il est déjà mort, il met juste un peu de temps entre sa vie et sa mort.
Au pignon d'une grange, claquant au vent, une vieille affiche de la campagne fait sourire un Sarkozy défraîchi : Tout devient possible...