"Malgré les effluves embaumés de la mer, et les vins de fort bons crus, ce dîner à Sainte-Adresse fut un vrai guêpier" : c'est en me récitant à peu-près le début de la dictée de Mérimée dans la dépanneuse qui remorquait notre voiture que je songeais aux deux jours désastreux qui précédèrent ce premier mai.


Tout a commencé par la lecture d'une petite annonce sur "Le bon coin" : deux petites maisons sur un grand terrain à Meursac. Vivre dans l'une, louer l'autre en saisonnier, tout ça près de la mer, et pour un prix raisonnable.
Le jour-même, France3 diffusait un reportage sur les Charentes-Maritimes, que nous regardâmes avec avidité : le coin semblait agréable…

Après de difficiles contacts téléphoniques (l'annonce avait été éditée par la femme, divorcée de son mari, qui lui-même répondait au téléphone : on sentait bien que la situation était tendue !), il fut décidé que nous nous rendrions sur place.

Le lundi matin, de bonne heure de bonne humeur, le chien Chromozome dûment couché en rond dans son panier de voyage (c'est un chien qui aime ses aises et s'attache aux objets qui font le confort de son quotidien), nous nous mîmes en route vers notre possible destin charentais.
Le premier incident dont ces deux jours furent tissus survint au péage de Saint Arnoux. Alors que la machine qui a remplacé le préposé à la distribution des tickets crachait le rectangle de bristol qui allait permettre à une autre machine, à la sortie de l'autoroute, de nous réclamer la dîme relative à notre usage momentané d'une infrastructure routière dont on nous avait assuré, par le passé, qu'elle serait gratuite au bout de quelques années d'amortissement, à cet instant, donc, la voiture se mit à faire le bruit d'un chat jeté dans une bétonneuse. Etonnant !
Nous gagnâmes  le parking que sa proximité rendait propice, et même providentiel. Dans ce havre, nous nous livrâmes à toutes ces vaines opérations que l'automobiliste confronté à un problème inconnu mais forcément mécanique, entreprend dans une progression qui va de 'ouverture du capot au coup de pied dans un pneu, suivi d'un grattement prolongé de l'occiput.
Après vérification qu'aucun fluide vital ne s'écoulait de l'auto, le conducteur remis prudemment le contact et actionna le démarreur : miracle ! Le chat était parti !

Le reste du voyage se poursuivit sans anicroche. Mais, quand nous touchions au but, la boîte-qui-parle (c'est ainsi que nous avons baptisé le GPS) s'avéra incapable de trouver notre adresse de destination. Elle ne savait même plus où elle était, la pauvre !
Nous non plus , d'ailleurs : villages fantômes aux rues désertes, façades lépreuses d'où pendaient des contrevents comme autant d'œils énucléés, commerces fermés aux vitrines sales… Même les chiens étaient absents de ce décor, occupés sans doute à suivre un enterrement dans un autre village aussi mort…

Décidément ouverts aux nouvelles technologies, la défaillance de notre boîte-qui-parle ne nous empêcha pas d'user de notre téléphone portable. S'il existe un dieu des ondes hertziennes, il devait être penché sur notre sort, car l'indicateur de réseau affichait avec superbe cinq barrettes, ce qui augurait d'une faculté de communication sans pareille. Il nous fut donc aisé de nous faire guider jusqu'à bon port par le propriétaire de la maison que nous allions visiter, lequel connaissait parfaitement pour les hanter les êtres et leurs environs.

Las ! Les êtres évoqués ne correspondaient pas précisément au descriptif alléchant de l'annonce.
Dans une courette encombrée d'immondices où divaguaient deux chiens turbulents, une jeune femme piriforme et aussi placide que l'espalier dont on l'avait visiblement tirée, nous accueillit par une rafale de dénégations : non, elle n'était pas la propriétaire ; non, elle n'était pas la bonne amie du propriétaire ; non, elle n'avait pas passé elle-même l'annonce…
Oui, elle voulait bien faire visiter. Ah, bon, quand même !

Le terrain "constructible" offrait huit mètres de façade. Nous en fîmes l'acide remarque :
- Oh mais à côté ils ont construit. Alors, on a dit comme ça que c'était constructible. Mais sinon, on ne sait pas, nous…
J'eus envie de la prier de nous exposer uniquement ce qu'elle savait, ce qui aurait eu le mérite de libérer du temps, dont nous manquons tous cruellement, d'économiser sa salive, dont elle était manifestement peu avare, la restituant sous forme de postillons sans doute chargés du vin de même métal (mais je suis méchant), voire d'éviter une déforestation toujours excessive s'il lui prenait l'envie d'écrire ses mémoires. Mais je n'en fis rien, non par charité chrétienne, mais bien parce que la visite continuait.
- "Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voici."
Tout en me félicitant que l'école gratuite, laïque et obligatoire eût ainsi formé des êtres d'élite capables de citer Hugo au pied levé, j'avançai d'un pied hésitant dans la direction que d'un geste large elle m'invitait à suivre.
- Sur l'annonce y'en a trois, mais en fait y'en a qu'un, de garage.
Ah, bon, Hugo pouvait dormir tranquille : elle me parlait des garages.
Le local ainsi dévoilé offrit à notre curiosité un entassement d'effets autour d'une motocyclette, ainsi quasiment enchâssée, icône moderne d'un siècle dédié à la vitesse. Ce garage accueillait donc un artefact qui justifiait son appellation. Mais tout au plus eût-on pu y loger un cyclecar : une berline même modeste n'y tiendrait pas !
- Y'a les autres garages, mais c'est pas des garages. Enfin, si on veut, mais on ne peut pas rentre en voiture.
L'acceptation du mot "garage" signifiant généralement que l'on peut y loger une automobile, nous sûmes gré à notre hôtesse de cette précision. En effet, nous eûmes nous-même du mal à nous glisser dans une construction dévastée, sentant la pisse de chien, et dont le plafond crevé laissait entrevoir une couverture en amiante-ciment.
"Pas de problème d'amiante ?", ai-je demandé ingénument.
- Ah ben, j'sais pas, ça… Et pis, l'aut'garage, enfin si on peut dire, on peint pas entrer, il l'a condamné pour les chiens. C'est embêtant pour visiter…
Certes. C'était embêtant. Mais nous n'étions plus à !a près.

- Le sol, il est en terre battue, voyez ? Ah ben non, c'est vrai, on peut pas voir. Bon, c'est pas grave, hein, c'est comme l'autre. Bon, je vous fais voir la petite maison, maintenant…
Une huisserie rétive en condamnait l'accès. D'un coup d'épaule, notre guide confirma Musset  en ses opinions sur les portes, et singeant Pascal en leur vertu, elle découvrit à nos regards une pièce dite "à vivre", où nul ne vivait plus si cela avait été un jour possible…
Sur sa lancée, elle nous découvrit une autre pièce. Les murs de ciment brut grossièrement peints dans des tons délavés, sans qu'on puisse dire s'il s'agissait d'un choix délibéré ou si le temps avait estompé des couleurs plus vives, confinaient une atmosphère pestilentielle dont il apparaissait qu'étaient responsables deux mustélidés qui n'appartenaient pas au genre "vison", la maison se plaçant définitivement à l'abri du luxe.
Tandis que les chiens tentaient d'attraper les pauvres bêtes, nous observâmes la fenêtre au bois rongé d'humidité, le sol inégal, les murs lépreux où couraient quelques câbles électriques qui avaient sans doute véhiculé du cent-dix volts avant de céder aux sirènes des temps modernes en se gorgeant de deux-cent-vingt.
Un frisson nous parcourut.
- Là y'a une salle de bains. Mais on peut pas voir. Attendez, je vais débarrasser les vélos pour accéder…
Une théorie de vélocipèdes obstruait un trou noir.
- 'Tendez, j'vais éclairer avec mon téléphone… Oh ben non, ça marche pas ! Mais, bon, c'est ni fait ni à faire, voyez… C'est pas grave, on va visiter la maison, maintenant.
Nous nous recueillîmes un instant dans la cour, invoquant les mânes de Bayard pour conjurer la peur et taire nos reproches. Cependant, la peur n'évitant pas le danger, nous pénétrâmes dans le logis. Car c'en était un !
- Là, y'a pas de plafond, hein. Mais faut juste le faire, ça empêche pas…
Tout en nous perdant en conjectures sur ce que l'absence de plafond n'empêchait pas, nous embrassâmes du regard un amoncellement de choses inidentifiables, allant du caleçon sale aux restes de victuailles, en passant par de vielles revues défraîchies, des bouts de planches à peine équarries, et des tas de choses inconnues empilées par strates. Au coin de ce qu'il faut bien appeler un salon trônait un cumulus, dont le fatras qu'il recouvrait, pour peu qu'y figurât une dépouille quelconque, eût justifié la substitution d'un "t" à sa première lettre.
Les lieux - et sans doute faut-il entendre ce mot dans ce que son pluriel désignait autrefois - se poursuivaient en une cuisine et une salle d'eau, embarrassées du même désordre.
Nous retournâmes dans la cour. Ma compagne laissait apercevoir son dépit :
- L'annonce disait "habitable de suite". Mais personne n'habiterait là-dedans !
- Ben on y habite, nous…
Nous jetâmes un regard torve sur la maîtresse des lieux.
- Mais enfin, Mademoiselle, nous avons fait cinq cents kilomètres pour visiter une maison qui ne correspond absolument pas à l'annonce vue sur l'internet !
- Ah ben ça, on y a dit, à l'ex' de Monsieur.
- Sans doute, mais enfin, lui, au téléphone, ne nous a pas dot que l'annonce était mensongère !
- Ben sinon vous seriez pas venus.
- Je ne vous le fais pas dire. Ainsi, ça ne vous dérange pas de faire venir les gens pour rien ?
- Sinon on la vendra pas. Passque la maison, elle est aux deux, et pis depuis le divorce c'est lui qui paye les traites, tout seul. Alors, pensez… Moi, j'suis là de temps en temps, et pis quand il a les enfants à s'occuper…
Ainsi des enfants grandissaient dans cette masure. L'éducation qu'ils y recevaient ne tenait à coup sûr pas de l'allumage de feu, et sans doute pas même du remplissage d'un vase…
- Mais y faut la vendre, et le prix qu'on doit à la banque, quoi…
- Euh, comment vous dire ça avec ménagement ? Ça ne vaut pas la moitié de e que vous en demandez…
- C'est la banque, hein, c'est pas nous. Et pis, "elle" veut vendre, hein, c'est pas nous non-plus…
- A vous entendre, personne n'est responsable de rien, quoi ! Nous ne vous saluons pas, Madame !

Nous tournâmes les talons, abandonnant la pauvre femme à sa destinée peu enviable. Mais nous souhaitions que celle-ci fût encore pire que le présent, tant nous étions dépités.

Il nous fallut encore parcourir quelques kilomètres pour atteindre l'auberge où nous avions réservé une chambre.
L'aspect de l'établissement correspondait assez peu aux photographies mises en ligne sur le site de réservation. Sur le porte-menu du restaurant, des auto-collants défraîchis figuraient un hamburger et un chiche-kebab, indiquant l'usage certain d'un congélateur et l'absence de toute velléité gastronomique.
Mais il était trop tôt : l'hôtel n'ouvrait qu'à dix-huit heures. Nous mîmes donc le cap sur Royan, pour un déjeuner tardif.

La ville s'offrit à nous dans un enchevêtrement de barres de béton, où les seules taches de couleur étaient celles que les promoteurs imaginent aux vacances, et revêtent donc le seul élément personnalisante de leurs constructions : les garde-corps de l'obligatoire et exigüe terrasse.
De mer, point. Elle demeure cachée par le béton. Démontée, sans doute, comme l'entendait Raymond  Devos.
Nous attendions, après la diffusion de l'émission "Des racines et des ailes" consacrée à cette ville, un décor dessiné par Le Corbusier et habitée par Tati : nous n'y vîmes que décor soviétique et autochtones conformistes.

Nous partageâmes un déjeuner banal, c'est-à-dire mauvais, à la terrasse d'un des rares établissements ouverts en cette époque de l'année. Notre appétit calmé sinon satisfait, nous poussâmes jusqu'à Marennes, où l'air n'est point iodé comme l'on s'y attendrait, mais saturé de relents de vase. Tout, comme partout dans ce département, respire une atmosphère d'abandon. Les bateaux échoués et les pontons branlants au bois grisâtre, les tristes bancs de dégustation pour touristes, déserts,et jusqu'à la grue rouillée du port qui ressemble à un oiseau abandonné. On a vite envie de se pendre, sous le pont de l'île d'Oléron, par exemple. Pont dont j'ignorais l'existence, d'ailleurs, et qui transforme l'île en presqu'île, amputant d'une part de rêve les cours de géographie de la Communale…

En fin d'après-midi, nous gagnons notre hôtel. Le tenancier, très aimable (mais gentil n'a qu'un œil, disait ma grand-mère), nous guide vers notre chambre.
On parvient à icelle par le médium d'un escalier branlant, en grisard, et dont nul chatouilleur n'a jamais tracé l'épure. Chaque marche ploie sous le poids pourtant léger de ma compagne, et je n'ose imaginer l'effet que leur imprimeront mes deux-cent cinquante livres. La rampe n'est d'aucun secours, constituée de tasseaux fixés par des chevilles du Creusot. Prudents, nous nous engageons chacun à notre tour, ayant tous deux lu Frison-Roche. Le chien Chromozome peine à monter les marches à claire-voie.
Enfin, nous voici à bon port. L'hôtelier, aimable à la limite de l'obséquiosité, nous informe de la présence d'un chauffage d'appoint que nous pourrons utiliser "si nécessaire". Nous branchons l'appareil dès qu'il a tourné les talons : il règne dans la chambre une température idéale pour chambrer un vin, mais peu adaptée à l'organisme de bipèdes au sang chaud.
Nous nous affalons sur le lit. D'où nous rebondissons aussitôt : sans doute par tradition locale autant que par nécessité, le matelas semble rebours aux coquilles d'huîtres.
Non, il est dur, c'est tout. Une planche de chêne semblerait moelleuse en comparaison. Bast ! Allons tenter de manger quelque chose…

Ce fut dantesque ! Dans une vitrine réfrigérée patientaient des hors-d'œuvre, "à volonté" souligna notre hôte. Prudents, nous nous servîmes du bout de la fourchette : coquillettes en salade, cèleri sans rémoulade, cervelas et pommes de terre, tout cela vieux de plusieurs jours, ainsi qu'en témoignait une mayonnaise qui "croûtait" à tel point que je dus la re-fouetter !
Désireux de noyer dans l'alcool nos déconvenues du jour, nous nous enquîmes de ce ue la maison pouvait offrir à nos gosiers avides. Un petit rosé de pays ? Faites tomber, patron !
De pays, il l'était, certes, mais duquel ? Le taulier qui faisait lui-même le service m'assura avec le sourire que c'tait du vin "d'ici". Qu'il fût d'ici ne me surprenait pas, mais qu'on pût qualifier ce breuvage de vin était étonnant ! Eh bien non, c'en était. Et encore, les vignerons du cru avaient fait des progrès, puisque quelques années auparavant, ce vin ne servait qu'à confectionner des vinaigrettes. Mais, bon, fallait pas être difficile...

Nous eûmes ensuite un poulet dit "basquaise", tout ça parce que figuraient dans l'assiette deux rondelles de poivron. Le poulet était sec et désolé. La garniture ? Un tain de courgettes brûlé et réchauffé au micro-ondes.
Le gargotier s'enquit de notre satisfaction. Comme nous ne répondions rien, il ajouta :
- Ç'a été ?
- Comme à la guerre !
Il tourna les talons sans trop sourire…

Mais le summum vint au dessert : "entremet praliné", avait dit l'amphitryon. Vous souvient-il de ce curieux dessert que l'on nous servait à la cantine ? Cette préparation brun-rose, plâtreuse, dans des petites barquettes en plastique transparent, côtelées ? Pio, c'est cela, très exactement : au début, on croyait que c'en était, et tout de suite après avoir goûté on regrettait que ça n'en fût pas…
Nous nous réfugiâmes dans notre chambre pour regarder "Plus belle la vie", seule transmission télévisée regardable, bien souvent…

Plus tard, je descendis vider le chien, et voyant le bar ouvert, y pénétrai, dans l'idée d'y absorber quelqu'alcool  domestique de nature à rosier ma vision des choses. L'odieux tenancier me fit payer mes consommation, ce qui ne l'empêcha pas de les rajouter sur la note le lendemain matin !

Après une nuit où le matelas nous fit des bleus, nous nous levâmes de très bonne heure. Nous nous enfuîmes prendre un petit déjeuner à la boulangerie du coin, qui servait aussi du café. Puis nous revînmes à l'hôtel, payâmes la note, et prîmes la route du retour.

Alors que nous devisions, tâchant de tirer de ces deux jours quelque chose de positif, le chat que nous croyions enfui revint dans le moteur, mais cette fois se coinça les pattes dans un engrenage : la voiture faisait du bruit, mais n'avançait plus : la panne.
La remisant sur le parking proche de la gendarmerie, nous attendîmes qu'un mien ami vînt nous remorquer.

Quelques heures plus tard, nous pûmes enfin nous effondrer dans le canapé du salon : nous attendions ce moment depuis deux jours...