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campusliber
30 avril 2008

Marguerite

Ce matin, je descendais l'escalier, et je n'ai pas senti l'odeur du café.
Alors ça m'est revenu : Marguerite est morte hier.
Ils l'ont emmenée. Il m'ont dit des riens de paroles douces, comme on parle aux enfants.
Quand j'étais petit, à la mort de ma grand'mère, on m'avait dit c'est rien, elle est partie un peu, elle reviendra.
J'y avais cru.
Mais là, elle reviendra pas, Marguerite.
Et puis, si j'i plus l'âge de croire, j'ai plus celui d'attendre.
C'est drôle, ce qui prime, c'est pas la tristesse. Non, ça viendra plus tard. Là, tout de suite, je me demande où elle range le café.
C'est le détail le plus important. Ça m'énerve. Et ça me fait peur.
Depuis plus de cinquante ans on vivait ensemble. Dire qu'on s'aimait, c'est peut être un peu trop : on aimait les habitudes de l'autre. Oh, parfois, on retombait amoureux, pour une heure, ou une soirée, ou pour un rayon de soleil au-dessus du peuplier d'Italie, là, au fond du jardin. On savait pas, mais on se retrouvait à sourire et on se prenait la main.
Elle est plus là, Marguerite, et ça me fait peur.
Je ne suis plus un garçon. je ne suis plus un homme, ni même un vieil homme, non, je suis un veuf.
Comme une canne qu'on m'aurait enlevé, et je ne sais plu si je saurai marcher.
Je descends l'escalier, machinalement, et le silence qui m'accueille est froid. il me semble que la table de la cuisine brille moins, elle sent moins l'encaustique.
Même les meubles savent que Marguerite est morte.
Les bruits de la maison se sont tus.
On devrait pas mourir. On devrait pas laisser l'autre. On devrait l'emmener avec soi,.
Parce qu'on se prépare, faut pas croire. Passé dix heures, les soirs d'hiver, devant la télé qui nous emmerde, on pense.
Après un certain âge, l'hiver c'est toute l'année. Alors on pense, on pense au grand vide, au grand noir, à la fin, à demain. On sait.
Mais pas une seconde, on n'imagine qu'on va rester seul.
Même quand on dit "c'est pour bientôt, tu sais", on garde un peu d'espoir, et puis, on parle pour deux.
Je peux même pas dire que j'irai la rejoindre, je ne crois pas à tout ça. Quand on s'éteint, il n'y a plus de lumière, et c'est tout. On ne sent rien.
Mais ce rien je l'aurai tout seul : Marguerite est morte hier.
J'ai plus envie de rester là. Oh, la voisine viendra me faire le ménage et la conversation, mais c'est pas pareil. On a pas de souvenirs doux, elle et moi.
Avec Marguerite, on en avait, des souvenirs doux. Parfois le soir, sous la couette, on entremêlait nos vieilles carcasses, et on sentait le chaud d'avant. On s'endormait comme ça, sans rien faire, sans rien dire, juste les yeux ouverts au dedans de l'autre.
Mais Marguerite est morte hier.
Je sais ce que je vais faire. Je vais aller dans toutes les pièces de la maison, et puis après dans le jardin, et puis dans les rues du village, et dans les champs alentour, jusqu'au canal. Et je regarderai les murs qui l'ont vue, les pierres qui l'ont vue, les arbres qui l'ont vue. Et jusqu'au caillou du sentier, à la folle avoine du fossé, je demanderai s'ils l'ont vue.
L'air était si doux quand il l'enveloppait.
Je sais bien ce qu'ils penseront, ceux qui m'entendront parler aux pierres. Mais je m'en fous. Je leur dirai :
Marguerite est morte hier.
Je ne veux pas.
Je ne veux pas qu'elle soit morte.
Les guerres, les catastrophes, les épidémies, les horreurs dans le journal, tout ça c'est rien : Marguerite est morte hier.
J'ai plus personne à qui le dire. A qui le dire et qui comprendrait.
Ils savent pas. J'aurai la tape sur l'épaule, et puis ils se détourneront, parce que ça les gêne de voir un vieux pleurer.
Quand elle marchait devant moi, je la voyais jeune fille, et elle, quand elle me regardait en soldat dans le cadre ovale au-dessus de la cheminée, elle me voyait jeune homme.
Il n'y avait plus qu'elle.
Marguerite.

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